Revue eurasienne du 3 mars 2021
Relations UE-Chine • Guerre commerciale US-Chine • Données personnelles à Singapour • Techlash • Vaccins au Japon • Plastique chinois • Autonomie alimentaire
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RELATIONS UE-CHINE — La Chine, premier partenaire commercial de l’UE
C’est désormais officiel. Selon Eurostat, avec 586 milliards de dollars d’échanges commerciaux sur l’année 2020, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’UE (555 milliards de dollars pour les États-Unis, en deuxième position).
Alors qu’Européens et Américains peinent à entrevoir une sortie de crise à la pandémie, la Chine aura su tirer avantage du redémarrage de son économie pour faire bondir ses exportations à destination de l’UE (+5,6%), une hausse liée principalement aux équipements médicaux et aux produits électroniques avec la généralisation du télétravail en Europe. Le marché intérieur chinois, lui, permet à l’industrie automobile et au secteur du luxe de tirer les exportations européennes vers le haut (+2,2%). La Chine est semble-t-il bien partie pour devenir le premier pays au monde en 2021 à réaliser plus de la moitié de ses ventes via le e-commerce (52,1% selon eMarketer; 15% pour les États-Unis et 13% pour l’UE), l’occasion de trouver de nouveaux débouchées alors que les flux touristiques sont à l’arrêt.
À titre de comparaison, les exportations de l’UE vers les États-Unis ont diminué de près de 8,2% en 2020 alors que les importations ont connu une baisse encore plus vertigineuse de 13,2%. Face à l’accord de principe trouvé entre Bruxelles et Pékin en fin d’année sur les investissements, la nouvelle administration Biden cherche sa voie alors même que les différends commerciaux entre européens et américains, héritages de l’ère Trump, n’ont toujours pas trouvé leur épilogue.
Le dernier sommet virtuel du G7 en février dernier fut l’occasion pour Washington de réaffirmer son souhait de placer le « défi chinois » en tête de ses priorités, une démarche largement condamnée par Pékin comme le rappelle le South China Morning Post. Une tentative qui ne semble pas infléchir la position d’Emmanuel Macron, qui lors d’un entretien avec son homologue Xi Jinping le 26 février dernier, a réaffirmé son souhait d’étendre la coopération franco-chinoise en matière de nucléaire civil. Un investissement de près de 10 milliards d’euros pour un site de retraitement nucléaire serait toujours en cours de discussion.
GUERRE COMMERCIALE — Découple-moi si tu peux
Sur la rive ouest du Pacifique, les regards sont tournés vers Washington où les nominations se succèdent et les auditions devant le Congrès dessinent les contours de la future politique commerciale. Les prises de positions de Katherine Tai, future représentante au commerce ont de quoi inquiéter Pékin. Auditionnée courant février, cette juriste taïwano-américaine chevronnée, jusqu’à lors à un poste d’avocate commerciale en chef à la Chambre des Représentants, séduit les deux camps par son expertise. Interrogée sur les tarifs mis en place par l’administration Trump, elle a répondu souhaiter mener une évaluation de leur pertinence par rapport à la nouvelle orientation de la politique commerciale « worker-centered » de Joe Biden, tout en réitérant leur utilité pour s’assurer du respect par la Chine de ses engagements commerciaux (Bloomberg). L’héritage de son prédécesseur Robert Lighthizer semble préservé. Côté Trésor, le futur numéro 2 de Janet Yellen, Wally Adeyemo à lui défendu les interdictions d’investissements chinois dans les secteurs stratégiques comme rapporté par (South China Morning Post).
Conscient d’être à un moment charnière, les entreprises américaines, frappées par les tarifs, pour certaines, comme le géant des puces Qualcomm, très durement touchées par les sanctions américaines contre Huawei, mettent sur la table leurs arguments contre les mesures restreignant les échanges avec la Chine. La Chambre de commerce des États-Unis publiait le 17 février son rapport sur les conséquences industrielles du « découplage ». Des pertes de chiffre d’affaires colossales seraient à prévoir en cas de mesures strictes : 83 milliards de dollars annuels pour l’industrie des semi-conducteurs, entre 38 et 51 milliards pour l’aéronautique, 38 milliards pour la chimie. Au total, ce sont près de 500 000 emplois américains qui pourraient être détruits. Deux jours plus tard, le ministère des affaires étrangères chinois s’appuyait sur ce rapport pour mettre en garde contre un « découplage des opportunités, du futur et du monde » (MoFA), une position réitérée par le nouveau ministre du commerce, Wang Wentao lors de sa première conférence de presse le 24 février (MofCom).
Les États-Unis envisagent-ils de changer leur fusil d’épaule ? Probablement pour mieux viser. La Maison Blanche a annoncé une revue des chaînes d’approvisionnement critiques pour les batteries à grande capacité, les semi-conducteurs, les produits pharmaceutiques et les matériaux critiques comme les terres rares (White House). Les administrations américaines ont ainsi 100 jours pour analyser les vulnérabilités et proposer leur stratégie de réponse. Plutôt que des grandes annonces aux effets incertains, l’administration Biden veut prioriser la concertation avec son industrie et ses alliés pour cibler aux mieux les sanctions et les mesures de protection. Cette stratégie du « small yard, high fence » (Caixin) fait déjà un heureux. L’ultimatum posé par Trump à ByteDance propriétaire de l’application TikTok sur la cession de ses activités a été abandonné (Wall Street Journal). Les réseaux sociaux sont plus visibles mais moins critiques que les composants technologiques.
DONNÉES PERSONNELLES — Le Stop Covid singapourien fait polémique
Assez peu habitué aux polémiques et disposant d’une cote de popularité record depuis l’indépendance en 1969, le gouvernement de Singapour se trouve pourtant au cœur de la tourmente pour une affaire de protection de la vie privée. Début janvier, le ministre de l’intérieur Desmond Tan confiait à la presse que les données de l’application de contact tracingTraceTogether, massivement déployée mi-2020 et utilisée par plus de 70% de la population (3,8 millions de personnes), pouvaient être utilisées par la police pour des enquêtes criminelles, en vertu de la section 22 du Code de Procédure Criminelle (CPC). Fonctionnant en bluetooth, TraceTogether est également dotée de SafeEntry, un scanner de code QR, dont l’utilisation est obligatoire pour quiconque souhaite entrer dans un magasin, centre commercial, bureau, bar, restaurant et même station de métro.
Cet aveu aurait pu passer inaperçu, dans un pays où la confiance dans l’action du gouvernement est extrêmement élevée en temps normal et quasiment érigée en tradition nationale. Les rapides mesures de confinement, de quarantaines obligatoires et de limitation des interactions sociales jusqu’à l’intérieur des domiciles ont en effet permis, de l’avis général, de maintenir le niveau d’activité économique en éradiquant le coronavirus sur l’île (1 cas local le lundi 2 mars). Mais la remarque du ministre a provoqué une bronca. Elle contredit en effet les paroles rassurantes du ministre en charge du déploiement de l’application, Vivian Balakrishnan, lequel déclarait en juin 2020 que « les données générées servent uniquement au contact tracing, un point c’est tout » (notre traduction).
Voilà donc le gouvernement violemment mis face à ses contradictions et forcé de faire passer en urgence, début février, une loi restreignant l’usage des données aux crimes les plus graves (« very serious offences »). Vivian Balakrishnan, lui, déclarait devant le Parlement qu’il n’avait « franchement pas pensé » au CPC lors de la conception de l’application, et assumait « l’entière responsabilité » de cette erreur, regrettant « la consternation et l’anxiété » induites.
Pour la très conservatrice société singapourienne, habituée à privilégier la sécurité au respect de la vie privée (211 caméras par station de métro ), le problème ne venait pas tant de l’usage des données que de l’évidente dissimulation, si ce n’est mensonge, de la part de l’exécutif. La nouvelle loi ne modifie qu’à la marge les dispositions existantes, arguant qu’il serait injuste d’empêcher la police d’accéder à des informations potentiellement précieuses. Mais ce coup de semonce pourrait annoncer d’autres contestations pour le futur de la tranquille Singapour.
BIG TECH — De Canberra à Pékin, le zeitgeist est au techlash
À Canberra et Pékin comme à Bruxelles et Washington, les géants de la tech sont mis en difficulté dans ce qu’il convient de nommer le techlash (retour de bâton). En Australie, c’est la rémunération des éditeurs de presse par les géants du numérique qui est au centre de l’attention. En Chine, c’est Tencent qui fait désormais les frais du techlash après Alibaba.
Le 25 février, le Parlement australien a voté le News Media and Digital Platforms Mandatory Bargaining Code, qui oblige les plateformes à rémunérer la presse pour les contenus partagés (gratuitement) en ligne, mais qui génèrent des recettes publicitaires pour les Facebook et Google. Google a cédé à la dernière minute, signant unaccord avec les éditeurs de presse, dont le magnat Rupert Murdoch, propriétaire de News Corp. Facebook s’est montré moins conciliant, allant jusqu’à bannir les articles de presse le 18 février. Cette manœuvre agressive a permis d’obtenir des assouplissements sur les accords avec les éditeurs de presse, qui excluent désormais le recours à l’arbitrage.
Le cas australien intéresse fortement Bruxelles. D’abord parce que sa portée est déjà internationale : News Corp possède le Wall Street Journal et le New York Post aux États-Unis, The Sun et The Times au Royaume-Uni. Ensuite parce que Bruxelles pourrait bien s’inspirer du précédent australien. Les eurodéputés ont déjà indiqué que le Digital Services Act actuellement en cours de négociation pourrait s’inspirer de la loi australienne pour renforcer la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins de 2019.
À Pékin, le techlash frappe Tencent, après Alibaba - Ant Financial. Le vice-président du mastodonte des jeux-vidéos, des réseaux sociaux et du paiement en ligne (WeChat Pay) est détenu après des accusations de corruption (Asialyst, Wall Street Journal). Ces développements doivent être lus à la lumière de la reprise en main musclée du gouvernement sur les géants de la tech chinoise. La Banque centrale chinoise entend mettre la main sur les données des fintechs pour constituer un historique de crédit national, ce que les grands groupes sont réticents à faire (FT). Le techlash se manifeste aussi par l’utilisation d’un droit antitrust rénové en février 2021. Tencent a ainsi été accusé d’abus de position dominante par ByteDance, société mère de TikTok, par le tribunal de la propriété intellectuelle de Pékin.
VACCINS AU JAPON — Vaccin, deux trois, soleil
Si la course à la vaccination était une discipline olympique, le Japon ne serait probablement pas qualifié. Alors que la France compte plus de 4,6 millions de doses administrées au 2 mars, le Japon, qui a débuté sa campagne mi-février, en a à peine 30 000. Après l’approbation du vaccin de Pfizer le 14 février, l’agenda japonais prévoyait ainsi l’inoculation de 3,7 millions de professionnels de la santé en mars, suivi de 36 millions de personnes de plus 65 ans à partir du 1er avril – plusieurs mois après les autres puissances occidentales. Sakura sur le gâteau, ce planning déjà tardif n’est même plus d’actualité puisque Taro Kono, ministre en charge de la campagne de vaccination, a récemment annoncé que les personnes âgées ne devraient finalement recevoir leur coupon de vaccination que fin avril.
Ces retards peuvent surprendre, à la lumière de l’enjeu que représente l’organisation des JO fin juillet (pour lesquels la présence ou non de spectateurs sera décidée dans le mois à venir). Plusieurs raisons l’expliquent. D’une part, le relatif succès des mesures de distanciation a un temps donné l’impression que la lutte contre la pandémie pourrait se faire sans vaccin. D’autre part, le gouvernement se devait de gagner la confiance de la population. Après une série de scandales remontant à 50 ans, le taux de confiance des Japonais dans les vaccins est l’un des plus bas au monde ; cela a obligé le gouvernement à effectuer plusieurs semaines de tests sur des populations japonaises. Or, l’échantillon en question était de…160 personnes, un nombre jugé dérisoire par de nombreux médecins japonais.
Néanmoins, la réticence de la population ne devrait pas freiner sensiblement les vaccinations. L’enquête la plus récente menée par Sankei Shimbun et Fuji News Network révèle ainsi que 70% des interrogés aimeraient se faire vacciner. En réalité, le plus grand obstacle pour le roll-out est aujourd’hui l’approvisionnement en vaccins – ceux de Pfizer et Moderna, les plus précoces, devant obligatoirement être importés. La production de vaccins par des firmes japonaises ne concerne en effet que ceux d’AstraZeneca et Novavax, et ne devrait débuter qu’en mai. D’ici là, Taro Kono laisse le soin à Corowa-kun de convaincre les derniers réticents.
DÉVELOPPEMENT DURABLE — En Chine, on boit désormais son bubble tea avec une paille en papier
Alors que la Chine a lancé en janvier 2020 de nouvelles réglementations limitant l’usage des produits plastiques à usage unique d’ici 2025, les consommateurs chinois voient les pailles en plastiques progressivement disparaître de leurs échoppes favorites. HeyTea, une des marques préférées des jeunes Chinois, ainsi que KFC ont ainsi éliminé toutes les pailles en plastique, remplacées par des pailles biodégradables.
La société chinoise doit ainsi se conformer au nouveau plan du Ministère de l’écologie et de l’environnement (cf. texte en anglais) qui se déroule en deux phases. Tout d’abord la disparition des pailles et sac en plastique dans les restaurants et supermarchés des grandes métropoles chinoises. Ensuite, la disparition totale des sacs non-biodégradables à travers tout le pays à partir de 2022. L’industrie hôtelière a reçu l’indication de ne plus proposer de produits plastiques à usage unique gratuitement tandis que la production de sacs en plastique avec une épaisseur inférieure à 0.025mm sera tout simplement interdite.
La situation reste cependant très préoccupante. En effet, la Chine est le premier producteur de produits plastiques au monde. Si les pays développés disposent de vastes systèmes de collecte et de recyclage des déchets, la plupart des pays en voie de développement manquent encore cruellement d’infrastructures. Ainsi, la Chine représente près de 28% des déchets plastiques non collectés à l’échelle mondiale, suivie de l’Indonésie (10%), du Vietnam et des Philippines (6%).
Une conséquence concrète de la mauvaise gestion des déchets en Chine est l’inquiétant degré de pollution des rivières du pays. Parmi les 5 rivières contribuant le plus à la pollution plastique océanique, 3 se situent en Chine. La première, le fleuve Yangzi, décharge près de 330 000 tonnes de déchets plastiques dans les océans chaque année..
Par conséquent, le gouvernement chinois n’avait d’autre choix que de prendre des mesures radicales. En 2017, la Chine a décidé d’interdire l’importation de déchets plastiques. La Chine représentait alors 72% des déchets plastiques échangés à l’échelle mondiale. À partir de janvier 2021, cette interdiction a été étendue au reste des déchets solides. Les pays riches, principaux exportateurs de déchets plastiques (États-Unis, Japon, Allemagne) ont dû développer de nouvelles infrastructures de recyclage ou rediriger leurs déchets vers d’autres pays. La gravité de la situation actuelle nécessite donc une prise de conscience globale.
AUTONOMIE ALIMENTAIRE — Une nouvelle Politique Agricole Chinoise ?
Le « Document n°1 », présenté la semaine dernière par le gouvernement central chinois, porte cette année sur « la revitalisation rurale et l’accélération de la modernisation agricole et rurale » (振兴加快农业农村现代化). Le choix de l’agriculture comme thématique de la première feuille de route pour 2021 est tout sauf anodin, l’autosuffisance alimentaire devant être la nouvelle marche à suivre. Avec une population de 1,4 milliard d’habitants et le traumatisme des famines passées, la sécurité alimentaire reste en effet une préoccupation constante du PCC, et cela afin de prévenir toute perturbation sociale ou économique éventuelle.
Or, comme le rapportait Caixin, la modernisation de l’agriculture et l'autosuffisance alimentaire (en céréales notamment) passeront, si nécessaire, par un recours plus important aux OGM, selon le ministre de l’agriculture Tang Renjian. Cette ambition de modernisation explique aussi la présence de l’agriculture sur la liste des « industries émergentes stratégiques » (战略性新兴产业) de septembre 2020, l’agriculture étant de plus en plus perçue comme un terrain propice au déploiement de nouvelles technologies tant par les organes gouvernementaux que par les grandes entreprises chinoises comme l’explique Bloomberg.
La politique agricole développée par la Chine n’est pas sans répercussions internationales. En effet, à l’inverse de la politique prônée d’autosuffisance alimentaire et au-delà des engagements pris avec les États-Unis dans le cadre de l’accord commercial, la Chine continue et continuera à court terme d’importer massivement des matières premières agricoles. Ses achats importants de maïs ou de soja (y compris pour reconstituer son cheptel porcin décimé en 2019 et 2020) contribuent de fait à la hausse des prix constatée ces dernières semaines.
Fort de ce constat, le directeur du Club Demeter Sébastien Abis proposait dans une interview récente pour Les Echos, une typologie de la stratégie de sécurité alimentaire chinoise reposant sur trois piliers : internationalisation et diversification des approvisionnements, innovation et lancement des nouvelles routes de la soie. La sécurité alimentaire est donc plus que jamais au centre des préoccupations des autorités à Pékin, tout comme le dicton – « un pays qui ne peut pas se nourrir sa population ne saurait être un grand pays » – semble plus que jamais d’actualité…
Cette édition de la Revue eurasienne a été rédigée par Pierre-Adrien Deffis, Thomas Harbor, Blaise Mérand, Pierre Pinhas, Maxime Prunier, Eldar Tentchourine et Guillaume Thibault. Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up Asia!, c’est par ici ➤ Qui sommes-nous ?
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