Revue eurasienne | 1er avril 2021 🐠
Sanctions européennes et chinoises • Chine-Iran • Économie indienne • Politique monétaire japonaise • VTC • Baidu • E-commerce chinois
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RELATIONS SINO-EUROPÉENNES – 10 + 4 (+17)
Cette formule n’est pas le nombre de points qui aurait permis à la France de remporter le Tournoi des Six nations mais bien le nombre d’individus et d’entités européens (britanniques, canadiens et américains) sanctionnés par les autorités chinoises la semaine dernière. Cinq eurodéputés, deux chercheurs, des parlementaires néerlandais, belges et lituaniens, une sous-commission du Parlement, un comité du Conseil de l’UE, un think tank et une fondation sont ainsi concernés et accusés d’avoir « répandu des mensonges et des fausses informations ».
Cette réponse du ministère des affaires étrangères chinois était la réplique quasi instantanée aux sanctions européennes contre quatre officiels (Chen Mingguo, Zhu Hailun, Wang Mingshan, Wang Junzheng) et le Bureau de la sécurité publique du Corps de production et de construction du Xinjiang – mais avec l’absence remarquée de Chen Quanguo, le plus haut fonctionnaire en place dans la province. Alors que l’UE avait jusqu’ici cherché à défendre une ligne modérée dans sa relation avec la Chine, elle mobilisa pour la première fois – et de concert avec Londres, Washington et Ottawa – son Magnitsky Act pour sanctionner des violations des droits de l’Homme.
La surenchère qui a suivi était toutefois inattendue et l’impression d’un tournant majeur dans les relations UE-Chine a peu à peu pris de l’ampleur. Qui plus est, le calendrier diplomatique a mis sous le feu des projecteurs le retour d’une coopération transatlantique avec le dialogue euro-américain sur la Chine initié par Anthony Blinken, secrétaire d’Etat américain, et Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne – ce dernier condamnant personnellement la nature disproportionnée et injustifiée des sanctions chinoises.
Par répercussion, la ratification de l’accord sur les investissements s’éloigne dès lors que les sanctions imposées touchent les différents partis européens et semblent avoir créé un front d’opposition uni, impression confirmée par le soutien sans équivoque de David Sassoli, président du Parlement. Valdis Dombrovskis faisait aussi le lien dans une interview pour le Financial Times entre l’évolution de la relation et la ratification de l’accord, contrairement à un ancien fonctionnaire chinois qui ne voit lui aucune menace pour l’accord. En parallèle, signal d’un renforcement de l’arsenal économique, le Parlement a adopté les nouvelles règles du Règlement sur les contrôles à l'exportation – en considérant plus strictement la question des droits de l’Homme – et la Commission a confirmé mardi les droits de douanes sur les importations de produits aluminium chinois.
Sur la scène internationale, la conséquence attendue est donc surtout un renforcement de l’alliance transatlantique, tel qu’exprimé de nouveau lors d’un échange ce lundi entre Katherine Tai, ambassadrice américaine pour le commerce, et Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission. À l’opposé, les événements des derniers jours ont un peu plus rapproché la Chine et la Russie, leurs ministres des affaires étrangères appelant à une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU pour réagir à ces « turbulences politiques mondiales ». Les positions et discours actuels semblent ainsi avoir déclenché un crescendo de sanctions, avec une UE qui serait devenue le nouveau « croquemitaine » de la Chine selon Stuart Lau.
RELATIONS CHINE-IRAN – Un nouvel axe stratégique au Moyen-Orient?
C’est à Téhéran le 27 mars dernier que le ministre des affaires étrangères chinois Wang Yi et son homologue Mohammad Javad Zarif ont signé un « pacte de coopération stratégique » d’une durée de 25 ans: une feuille de route à la portée symbolique et un signal politique fort adressé à Washington et ses alliés dans la région.
Un projet d’accord avait déjà fuité dans les colonnes du New York Times en juin dernier. La version finale du document – qui n’a pas été rendu public – reprendrait en grande partie le cadre prévu initialement à en croire le quotidien: un investissement de l’ordre de 340 milliards d’euros dans le secteur bancaire, les télécommunications, la santé, les infrastructures portuaires et ferroviaires, en échange d’un accès à l’or noir iranien à un tarif préférentiel.
Cependant, Pékin ne devrait pas balayer d’un revers de main l’opportunité de créer les conditions d’une coopération renforcée avec d’autres puissances régionales, notamment dans le cadre de l’initiative Belt & Road. Wang Yi effectue dans la foulée plusieurs visites diplomatiques, notamment en Turquie, en Arabie saoudite, aux Émirats Arabes Unis, au Bahreïn, ainsi qu’au sultanat d’Oman.
Pour un observateur cité par le South China Morning Post, la Chine n’aurait pas dévié de son principe cardinal de non-alignement, et cette tournée globale témoignerait d’une volonté affichée de jouer un rôle plus proactif au Moyen-Orient, alors que l’administration Biden cherche toujours à imposer sa marque et que les tentatives de médiation européenne en Iran restent pour l’instant peu concluantes. Au contraire, les relations UE-Iran tendent vers un durcissement après le refus iranien d’un échange informel au début du mois et les sanctions prévues la semaine prochaine contre des milices, policiers et entités étatiques iraniens.
INDE – Colosse aux pieds d’argile
Selon le rapport du South Asia Economic Focus de la Banque mondiale paru le 31 mars, l'économie indienne devrait connaître une croissance de 10,1 % en 2021. Le déploiement rapide de la stratégie vaccinale stimulerait ainsi l'activité dans les secteurs à forte valeur ajoutée. Toutefois, compte tenu des incertitudes épidémiologiques et politiques, la croissance du PIB réel pourrait se situer entre 7,5 % et 12,5 %, pour se stabiliser à 6-7 % à moyen terme. Difficulté supplémentaire : l’économie indienne étant informelle à près de 80%, il est quasiment impossible pour les spécialistes d’estimer l’impact de la crise sur une large partie de la population.
Plus qu’un indicateur, le taux de croissance fait figure de totem pour le gouvernement Modi. En 2019, le ministre de l’habitat et des affaires urbaines Hardeep Singh Puri, avait annoncé que le pays verrait son PIB franchir la barre symbolique des 4200 milliards d’euros d’ici 2024 et deviendrait de fait la quatrième économie mondiale. Mais l’Inde souffre de faiblesses structurelles majeures : l’agriculture, qui occupe près de 70% de la population, ne contribue qu’à hauteur de 17% au PIB; le secteur manufacturier est encore relativement peu développé au regard des objectifs fixés par le programme Make in India de 2015. D’autre part, les politiques de libéralisation initiées depuis 2015 – dont la plus emblématique est celle réformant le secteur agricole – a suscité de vives oppositions.
Mais l’année 2021 pourrait changer la donne : l’opposition entre la Chine et les États-Unis fait progressivement de l’Inde un partenaire essentiel. De nombreuses entreprises, comme Foxconn, ont par ailleurs annoncé qu’elles délocaliseraient leurs productions en Inde. Mais New Delhi réussira-t-elle à contenter durablement les espoirs du nouveau continent ? Le coup d’arrêt porté aux exportations de vaccins le 22 mars dernier et la production de vaccins Spoutnik V sur son territoire pourrait sérieusement entacher les espoirs d’un axe Washington-Delhi.
JAPON — Politique monétaire : le changement, c'est pas maintenant
Les politiques monétaires accommodantes ont-elles une fin ? Au Japon en tout cas, ça ne sera pas pour tout de suite. La Banque du Japon (BoJ) annonçait le 19 mars plusieurs révisions de son cadre de politique monétaire. Après un assouplissement acté en mars 2020 au cœur de la pandémie, elle s’était fixée comme objectif de rendre son action plus durable. De fait, alors que les problèmes historiques contre lesquels elle entend lutter persistent – inflation, potentiel de croissance – la BoJ est rattrapée par les effets secondaires de ses décisions conduisant à des prises de risque importantes.
Le « bazooka » monétaire du gouverneur Kuroda a ainsi eu pour effet de faire de la BoJ le plus grand acheteur d’actions japonaises. Dès 2018, elle s'est retrouvée actionnaire majoritaire de 40% de toutes les sociétés japonaises cotées en bourse. La même année, son bilan dépassait la taille de l'économie japonaise, une première dans les pays du G7.
Or, le nouveau cadre de politique monétaire reste largement inchangé. Pour tempérer son impact sur la valorisation de la bourse, la BoJ a ainsi abandonné sa promesse d'acheter en moyenne 48 milliards d’euros d'actions, tout en limitant son intervention aux périodes de baisse du marché. Au niveau des taux, elle a augmenté de 0,20% à 0,25% la marge de fluctuation qu’elle tolère sur le marché des obligations. Concernant les profits des banques, la BoJ introduit un schéma rémunérant une partie des dépôts des banques commerciales jusqu’à 0,2%.
Si ces décisions sont bienvenues, elles sont relativement conventionnelles pour une institution connue pour sa capacité à innover. Dans la presse, sous les paragraphes empreints de déception rédigés par les commentateurs économiques se sont multipliées les propositions de réorientation de la monnaie centrale. Un problème des achats massifs d’actions est que cela revient à décourager les grandes entreprises à investir dans l’innovation et les restructurations.
Une solution serait de financer à la place des fonds et entreprises qui œuvrent dans les pans productifs et innovants de l’économie. Pour encourager le dynamisme des régions, un journaliste proposait également d’absorber la dette des territoires contenant une scène florissante de startups. Après la japonisation des politiques des banques centrales américaine et européenne, peut-être qu’il revient désormais à ces dernières de prendre le leadership de l’innovation monétaire.
VTC – Didi arrive, l’UE s’organise
Le géant chinois du ridesharing Didi (滴滴出行) s’apprête à arriver en Europe, avec un lancement en France, en Allemagne et au Royaume-Uni attendu au deuxième semestre 2021. Largement dominé par Uber (environ 65% de l’ensemble des trajets réalisés en VTC), le marché européen semble représenter une forte opportunité de croissance pour l’entreprise, qui espère atteindre une valorisation de 53 millions d’euros lors de son entrée en bourse cette année.
Créée en 2012, Didi s’est illustrée en Chine par la rude concurrence qu’elle mena avec Uber, jusqu’à l’abandon pur et simple d’une tentative d’implantation de l’entreprise californienne. D’ores et déjà présente dans 14 pays, dont la Russie depuis peu, elle affiche un insolent dynamisme malgré la pandémie et la menace d’une enquête des autorités chinoises, qui voient dans le rachat par Didi des opérations de Uber en 2016 une manœuvre contraire au droit de la concurrence. Qui plus est, alors qu’Uber est et reste pathologiquement déficitaire, Didi est depuis quelques mois « bénéficiaire sur son coeur de métier », selon son président, qui souhaite étendre les activités de l’entreprise et déployer des véhicules autonomes.
Le contexte réglementaire est pourtant loin d’être favorable à l’entreprise. Mi-février, la cour suprême britannique a reconnu à un groupe de chauffeurs Uber le statut de « travailleurs », plus protecteur que celui de simple personne à son compte. Si la décision ne devrait pas immédiatement s’appliquer à l’ensemble des chauffeurs britanniques, elle représente un coup supplémentaire porté au modèle de la gig economy, après d’autres décisions similaires en Italie (janvier 2021) et en France (mars 2020). De son côté, l’Espagne a annoncé une législation ambitieuse– la première dans l’UE – obligeant à considérer comme des salariés toutes les personnes travaillant pour des plateformes de VTC, livraison de repas… L’UE a elle-même lancé fin février une consultation sur le sujet, avec l’objectif d’améliorer les conditions de travail et les droits des chauffeurs et livreurs des différentes plateformes existantes et futures.
INTERNET — Baidu sur tous les fronts
Le géant de l’internet chinois poursuit sa mue avec deux opérations financières en mars 2021. Premier moteur de recherche chinois avec 75% de part de marché en 2020, Baidu (百度) subit depuis plusieurs années une remise en question forte de son modèle traditionnel avec la concurrence de Tencent et de son application de messagerie WeChat qui offre un accès à l’internet et ses services via des mini-applications mais également celle de ByteDance qui a lancé son propre moteur de recherche Toutiao Search. Très critiqué par les netizens chinois, Baidu est par ailleurs accusé de biaiser les résultats de son moteur de recherche en faveur de ses propres applications.
Son fondateur Robin Li a donc souhaité diversifier ses activités à l’image de son cousin américain Google et faire de Baidu un champion de l’IA. Pionnier du véhicule autonome et reconnu par le gouvernement comme l’un des cinq champions de l’équipe nationale d’IA (国家队), Baidu se positionne également sur l’analyse du langage, les assistants virtuels et sur les applications industrielles de l’IA avec sa plateforme Baidu Brain. Ses ambitions se portent également vers le hardware. Sa filiale dédiée aux semi-conducteurs pour l’intelligence artificielle, Kunlun, a annoncé mi-mars avoir finalisé une levée de fonds qui la valorise à 1,7 milliards d’euros.
Côté guerre commerciale sino-américaine, l’entreprise listée au NASDAQ depuis 2005 pâtit des velléités initiées par Donald Trump de contrôler les entreprises étrangères qui bénéficient d’accès aux marchés financiers américains. La menace d’audits intrusifs contenue dans le Holding Foreign Companies Accountable Act adopté en mars par la Securities Exchange Commission a fait chuter le cours de Baidu de près de 25% au cours du mois écoulé. L’entreprise a donc effectué sa cotation secondaire à la bourse de Hong Kong le 20 mars, comme un « retour à la maison » pour Robin Li. Enfin, Baidu a écopé d’une amende de 65 000 euros pour une infraction aux lois anti-monopoles lors de son acquisition du fabricant d’équipements domotiques connectés Ainemo en 2014, opération qu’il n’aurait pas déclaré aux régulateurs chinois.
E-COMMERCE - Une croissance effrénée en Chine
La part des ventes e-commerce en Chine devrait dépasser la barre des 50% en 2021. Cette réussite technologique est due principalement à trois facteurs : des plateformes e-commerces rassemblant un vaste pool de consommateurs et de vendeurs, des solutions de paiement mobile avancées et un réseau logistique performant couvrant tout le pays. Les plus gros acteurs, Alibaba, JD.com et Pinduoduo représentent à eux trois près de 84% du marché e-commerce en 2020. Ces plateformes rivalisent ainsi à travers des campagnes de promotions massives et des tarifs toujours plus attractifs afin de séduire la classe moyenne chinoise émergente.
Ces dernières années, le e-commerce en Chine s’est développé de façon exponentielle à travers les différents réseaux sociaux. Les plateformes de vidéo telle que Douyin se sont imposées sur le marché du live-streaming avec la présence de nombreux influenceurs sponsorisés par les marques. Le leader sur le marché reste Taobao Live, la plateforme de live-streaming d’Alibaba, dont certaines chaînes peuvent générer des ventes supérieures à 12,8 millions d’euros lors du 11.11 – aussi connu sous le nom de “Fête des célibataires” – la plus grande campagne promotionnelle au monde. D’autres réseaux sociaux tel que RED sont devenus une étape incontournable pour les jeunes consommateurs chinois avides de nouveautés. De leur côté, les Mini-Programmes intégrés à l’écosystème WeChat et développés pour mieux interagir avec les consommateurs via des programmes de fidélité sont devenus omniprésents. Ils ont généré près de 212 milliards d’euros de transactions en 2021, le double de 2020.
Si le développement du e-commerce en Chine fait le bonheur de ses consommateurs, cela est rendu possible grâce à l’expansion à pas forcée des grandes entreprises technologiques. Une fois listées au NASDAQ, celles-ci font face à une pression énorme sur leurs résultats, notamment leur capacité à recruter des nouveaux utilisateurs. Si le fondateur d’Alibaba Jack Ma s’est défendu des bienfaits du “996” – 9:00 du matin à 9:00 du soir six jours par semaine – les décès de plusieurs employés de Pinduoduo liés au surmenage, remettent en question ces pratiques. L’industrie du e-commerce va donc devoir instaurer un modèle plus pérenne qui ne nécessite pas de sacrifier la vie de ses milliers d’employés sur l’autel de la consommation.
Cette édition de la Revue eurasienne a été rédigée par Guillaume Thibault, Pierre-Adrien Deffis, Eldar Tentchourine, Maveric Galmiche, Blaise Mérand, Maxime Prunier et Pierre Pinhas. Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up Asia!, c’est par ici.
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