Revue eurasienne | 15 avril 2021
Amende contre Alibaba • Stratégie européenne pour l'Indo-Pacifique • Investissements durables • Codes civils indiens • Politique à Singapour
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ALIBABA – Alibaba est mort, vive Alibaba!
Le couperet est enfin tombé pour Alibaba. Après le report de l’entrée en bourse d’Ant Financial, la filiale de services financiers d’Alibaba, la State Administration for Market Regulation (国家市场监督管理总局) lui a infligé une amende de 2,3 milliards d’euros pour des pratiques de concurrence déloyale sur la plateforme de e-commerce Tmall. En effet, Alibaba imposait aux marques des accords d’exclusivité pour les empêcher d’être présentes sur des plateformes concurrentes telles que JD.com et Pinduoduo. Cette décision des autorités chinoises intervient alors que le gouvernement cherche à accroître son influence sur les grandes entreprises technologiques chinoises depuis quelques mois.
Après l’annonce par la Commission européenne de l’instauration du Digital Services Act (DSA) et du Digital Market Act (DMA) en décembre dernier, c’est donc au tour de la Chine de réguler les géants de la tech. Les nouvelles mesures cherchent à encadrer la collecte des données consommateurs ainsi que les abus de position dominante, actuellement monnaie courante au sein des grandes plateformes chinoises. En février, ByteDance, le groupe à l’origine de l’app Tiktok, a aussi attaqué Tencent en justice pour ses comportements monopolistiques.
À la suite de l’amende record imposée à Alibaba la semaine dernière, le gouvernement vient par ailleurs de demander à près de 34 géants de la tech chinoise de revoir leurs pratiques actuelles pour répondre aux nouvelles règles en vigueur. Dans une publication officielle, Alibaba s’engage à « assurer un environnement favorable, plus ouvert et plus juste, pour les vendeurs et ses partenaires » à travers la réduction des commissions et la mise à disposition de nouveaux services. Alibaba assume ainsi « son rôle dans la croissance économique du pays et le progrès social » en partageant les fruits de son succès avec le plus grand nombre. D’autres entreprises comme JD.com ou ByteDance ont déjà communiqué sur leurs engagements à respecter les nouvelles règles anti-trust et la prochaine révision de leurs pratiques. Pour conserver les faveurs des autorités de la concurrence, l’ensemble des entreprises concernées devra donc prévoir un alignement réglementaire
INDO-PACIFIQUE – Nouvelle attitude pour une nouvelle latitude ?
Exercice militaire « La Pérouse » en présence des marines françaises et de celles du Quad (Australie, Etats-Unis, Japon et Inde). Échanges diplomatiques entre les ministres des affaires étrangères allemand et japonais d’une part, français et indien d’autre part. Participation enfin de Charles Michel, président du Conseil européen, et de David McAllister, président de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, au Raisina Dialogue, l’équivalent indien de la Conférence sur la sécurité de Munich. Les signaux sont évidents d’une semaine géopolitique à forte tonalité indo-pacifique et dont le point d’orgue sera la présentation d’une stratégie européenne commune le lundi 19 avril.
Introduit à l’origine par les autorités japonaises, les gouvernements américains et européens se sont eux aussi emparés du concept d’Indo-Pacifique avec l’objectif de renforcer et de diversifier leurs partenariats commerciaux et, depuis peu, sécuritaires. En parallèle des initiatives européennes, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas ont ainsi présenté leurs plans nationaux en juin 2019, décembre 2020 et novembre 2020 respectivement.
Au niveau des institutions européennes, après une première stratégie « Connecter l’Europe et l’Asie » adoptée en septembre 2018, le calendrier s'est récemment accéléré. Début mars, les diplomates du Service Européen pour l’Action Extérieure ont en effet dévoilé les raisons et les premiers éléments de cette stratégie commune. Au programme : multilatéralisme basé sur des règles (rule-based multilateralism), développement durable, déploiement des politiques de connectivité européennes, diversification des chaînes de production et sécurité des routes maritimes. Ce plan de jeu doit à présent être approuvé par les États membres alors même que le think tank ECFR invite d’ors et déjà l’UE à inclure une composante cybersécurité à ce futur cadre de coopération.
Pour autant, le défi sera également de rassurer les partenaires asiatiques qui voient dans les plans européens, des initiatives servant en réalité à contenir l’expansion chinoise dans l’Indo-Pacifique. La Chine est de fait elle aussi critique de ces émulations européennes dans la région et la presse locale n'hésite pas à tourner en dérision cette « apparente coordination » avec les États-Unis. Comment l’UE va-t-elle donc se positionner dans cet espace stratégique mais géographiquement éloigné ? Premiers éléments de réponse lundi lors de la réunion des ministres des affaires étrangères européens.
UE-CHINE – Pékin et Bruxelles veulent avoir la « main verte » sur les investissements
C’est une information relatée par le Financial Times: la Banque centrale de Chine (中国人民银行) négocie actuellement avec l’Union Européenne l’établissement d’un cadre inédit devant favoriser les investissements durables. Il vise notamment à définir des standards environnementaux et à adopter une classification commune pour ces derniers. Si les pourparlers s’avéraient fructueux, la nouvelle grille de lecture pourrait s’appliquer avant la fin de l’année 2021.
Cette annonce fait suite à l’entrée en vigueur le 10 mars dernier d’un nouveau règlement européen sur le publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (Sustainable Finance Disclosure Regulation). Il oblige les gestionnaires d’actifs européens à rendre public tout impact négatif sur les volets environnemental ou social de leurs investissements. En Chine, l’auto-régulation du secteur reste en revanche la norme.
Yi Gang, gouverneur de la Banque centrale de Chine, a déclaré publiquement en mars dernier que l’un des objectifs principaux de l’institution serait la mise en place dans les cinq prochaines années d’un cadre national standard en matière de finance durable, en coordination avec ses partenaires internationaux. En parallèle de ces négociations avec l’UE, Pékin pourrait également trouver un nouveau relais en octobre prochain sur la scène internationale.
Alors que l’approche multilatérale et réglementaire semble être la voie privilégiée, la Banque centrale souhaite inscrire la finance verte à l’agenda du prochain sommet du G20 à Rome. L’institution envisagerait en outre de créer un groupe d'études à ce sujet, qu’elle co-présiderait avec le Département du Trésor américain, avec comme objectif la publication d’une feuille de route commune.
Un rapprochement des trois géants commerciaux sur la finance durable pourrait conduire le reste du monde à s’aligner, et à adopter une sémantique et des outils similaires. Pour rappel, la Chine, par la voix de Xi Jinping, s’est fixée comme objectifs d’atteindre son pic d'émissions de CO2 d’ici 2030 et la neutralité carbone en 2060. Signé in-extremis à la toute fin 2020, l’Accord global sur les investissements entre Bruxelles et Pékin convenait déjà d’une collaboration plus étroite sur les sujets environnementaux.
INDE – À un de ces quatre ?
L’entrée en vigueur de quatre Codes du travail - initialement prévue le 1er avril pour coïncider avec le début de l’année financière - devait re-dynamiser, flexibiliser le marché du travail et stimuler les investissements étrangers. Celle-ci est pourtant repoussée « pour un certain temps » et cela suscitera à coup sur une défiance des entreprises face à ce climat d’incertitude. Issu de la fusion de vingt-neuf lois du travail, les quatre Codes (de la sécurité sociale; de la sécurité, de la santé et des conditions de travail; des salaires; des relations industrielles), sont un des axes structurants de l’agenda du Premier ministre Narendra Modi qui a fait de la croissance le cheval de Troie de sa campagne.
Les motifs annoncés du report évoquent la nécessité de donner plus de temps aux entreprises pour réformer leurs politiques salariales et de ressources humaines. Néanmoins, le report est également dû à l’impréparation des États fédéraux - chargés d’éditer les règles d’application précisant les conditions de mise en œuvre - en raison de la résurgence de la Covid-19 et d’élections locales qui captent toute leur attention.
Bien qu’ayant amorcé la refonte de leurs politiques internes, la publication des modalités d’application des Codes du travail devrait avoir un impact économique significatif sur les entreprises en raison de l’ampleur des changements annoncés : évolution du montant du salaire minimum et variabilité géographique, élargissement de la couverture sociale à l’ensemble des travailleurs quel que soit leur statut, encadrement des heures supplémentaires dorénavant consenties et payées…
Ce report pourrait par ailleurs être considéré comme un aveu de faiblesse, révélant l’impréparation de la réforme. Les syndicats y sont d’autant plus opposés que leur influence sera fortement amoindrie suivant une forte limitation du droit de grève et une redéfinition des équilibres paritaires. La capacité de Modi à mener à bien cette réforme, touchant les 50 millions de travailleurs indiens, pourrait être un tournant pour les élections locales à venir et ainsi que dans les négociations commerciales avec l’Union Européenne, dont les pourparlers devraient reprendre début mai.
SINGAPOUR – Successeur désigné puis résigné
Heng Swee Keat, successeur désigné de l’actuel Premier ministre Lee Hsien Loong, a annoncé son retrait jeudi 8 avril, déclenchant de fait une crise de succession qui fragilise un peu plus le People’s Action Party (PAP). Initialement annoncé pour 2020, le départ de Lee a néanmoins été repoussé (officiellement au nom de la stabilité politique dans la lutte contre la pandémie). Problème : le gouvernement singapourien ne situe pas la sortie de crise avant… 2025. De quoi échauder le sexagénaire Heng qui préfère laisser sa place à une personnalité plus jeune de la « quatrième génération » (4G), un groupe de ministres et de cadres du PAP présentés à grands renforts de communication comme la future élite politique.
Cette version officielle camoufle difficilement un véritable échec pour le PAP, incapable de rallier la population derrière la figure de Heng. Cet homme discret et peu charismatique a en effet été régulièrement mis en difficulté par une opposition pourtant notoirement faible et désunie. Ce que semble avoir compris Lee qui désavoua véritablement son successeur désigné, le jugeant incapable de gérer une crise de cette ampleur, et propulsant sur le devant de la scène d’autres personnalités de la 4G comme Lawrence Wong, ministre de l’éducation en charge de la task force inter-ministérielle pour la lutte contre la Covid-19. À ce désaveu politique s’ajoute une véritable humiliation (qui n’a, selon l’intéressé, rien à voir avec son retrait) aux élections générales de 2020. Heng n’avait alors remporté que 53% des voix (contre 60% en 2015) dans sa circonscription d’East Coast, après un discours catastrophique l’ayant transformé en risée des réseaux sociaux.
La tâche revient donc à la 4G de trouver un nouveau successeur. Plusieurs noms circulent, tous loin de faire l’unanimité. Une pétition a même été lancée contre la désignation du ministre du commerce Chan Chun Sing, pourtant favori du parti. Le successeur de Lee aura quoi qu’il arrive fort à faire : assumer un rôle historiquement associé à la famille Lee, lutter contre la défiance envers le PAP et assurer l’indépendance de Singapour dans l’opposition sino-américaine. Multipliant les initiatives diplomatiques et commerciales, dont la signature en 2018 d’un accord de libre-échange avec l’Union Européenne, la cité-État peut donc voir son rôle stratégique être renforcé… à condition de trouver un leader (issu ou non du PAP).
Cette édition de la Revue européenne a été préparée par Alice Delaire (bienvenue!), Blaise Mérand, Maxime Prunier, Pierre-Adrien Defis et Pierre Pinhas (rédacteur en chef). Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up Asia!, c’est par ici.
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